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Esquisse historique de la facture d'orgues à Bruxelles

Door:  Jean-Pierre Felix - 2 december 2008

Bruxelles a connu un passé prestigieux dans le domaine de la facture d'orgues. Dès le début du XVe siècle, des facteurs étaient installés dans ses murs. Mentionnons Maître Diericke, Joost De Muldre alias Lemonnier, Gillis Boels et Jan Boydens; comme rien ne subsiste de leurs oeuvres et que de toutes façons les sources sont très pauvres, ces figures restent très mythiques.
Nous sommes déjà mieux documentés sur les facteurs d'orgues bruxellois actifs au XVIe siècle. Il s'agit de Pauwel Van der Goten, Rombaut Van der Meulen, Machiel Montmorency, François Van der Elst attaché à la Cour, et surtout de Claes et Aert De Smet. Fils de Jan Van Lier, un grand facteur d'orgues lierrois qui forma les Brebos, Claes Van Lier alias De Smet, se fixa vers 1538 à Bruxelles où il ouvrit un atelier de facture d'orgues et de construction d'horloges. Il livra un orgue à l'église Saint-Nicolas ainsi qu'à Bruges, où nous le suivons jusqu'en 1573. Son fils Aert poursuivit l'atelier de Bruxelles, où il construisit en 1575 un orgue pour l'église du Grand Béguinage. Vers 1578, en raison des troubles politico-religieux, Aert De Smet émigra quelques temps en Bretagne où il oeuvra à Morlaix. Le calme revenu, il réintégra son atelier de Bruxelles, ainsi que ses fonctions d'organiste de l'église Saint-Jacques sur Coudenberg. Il succéda bientôt à François Van der Elst comme facteur d'orgues de la Cour. Il vivait encore en 1609 quand il adressa au Gouvernement une supplique dans laquelle il se déclara paralysé suite à une intoxication par les vapeurs dégagées lors de la fusion de l'étain pour la confection des tuyaux d'orgue.
Le XVIIe siècle s'ouvrit avec le célèbre Mathieu Langhedul. D'origine yproise et issu d'une famille de facteurs d'orgues, il s'illustra jusqu'en Espagne où il fut l'organiste et le facteur d'orgues attitré du Roi. Après un séjour à Paris où il passe pour avoir jeté les bases de l'orgue classique français, il gagna vers 1608 Bruxelles où il devint maître d'orgues de la Cour, du temps de l'Archiduc Albert. Il ne reste malheureusement rien de l'oeuvre de Langhedu1, si ce n'est quelques jeux épars en Espagne et à Paris.
L'influence des Langhedul trouva son prolongement à Bruxelles dans les Royer et Lannoy. Mathieu Langhedul épousa d'ailleurs une Marie Royer et la bénédiction de leur mariage eut lieu en l'église Sainte-Gudule en mai 1623. Les Royer étaient originaires de Namur mais c'est à Bruxelles que s'installa Nicolas l qui, à partir de 1636, succéda à Langhedul comme organier de la Cour. Au décès de Nicolas I survenu deux ans plus tard, c'est son fils Nicolas II qui lui succéda dans cette charge, jusqu'à ce qu'il mourût à son tour en 1660 ou 1661. Il subsiste de l'œuvre de Nicolas II les buffets et une partie de la tuyauterie de ses orgues de Lede (1642) et de Leerbeek (1648), construit initialement pour le prieuré de Sainte-Elisabeth au Mont-Sion à Bruxelles. De 1661 à son décès survenu fin 1679, c'est Jean II Le Royer, sans doute frère de Nico1as II et jusque là établi à Gand, qui succéda à la Cour. On lui connaît notamment un orgue à l'église St-Pierre à Turnhout (1662) dont on possède encore le buffet avec positif de dos, ainsi qu'une partie de la tuyauterie. A Jean II Le Royer succéda à la Cour son fils François; il y resta de 1680 à son décès survenu seize ans plus tard. De son oeuvre subsistent notamment le petit buffet aujourd'hui à Berloz, datant des années 1686 et qui provient des Récollets de Waremme. A François succéda à la Cour Jean-Nicolas Royer à partir de 1696.

La tradition des Langhedul se prolongea encore à Bruxelles par Antoine Lannoy; celui-ci livra en 1645 un nouvel orgue à l'église Sainte-Catherine, un instrument célèbre qui eut un titulaire à sa hauteur: le compositeur Abraham Van den Kerkhoven. Antoine Lannoy forma dans son atelier Antoine Bergère et François Noelmans, lesquels s'établirent tous deux à Bruxelles. Du dernier cité subsiste le buffet de l'orgue aujourd'hui à l'église Saints-Jean et Etienne aux Minimes et qui avait été initialement construit en 1680 pour recevoir son orgue de l'église du Grand Béguinage.

Comme à Anvers, Malines et Haecht, cette fin du XVIIe siècle fut marquée à Bruxelles par la présence de facteurs d'orgues allemands immigrés. A Bruxelles était installé, depuis 1686 au moins, Johann Gottfried Bader, originaire de Westphalie. Cette même année, il livra à l'église St-Géry un orgue encore empreint d'archaïsmes, avec son sommier à ressorts pour le Grand-Orgue et son clavier de Positif à feintes brisées.

Dès le début du XVIIIe siècle, la facture bruxelloise s'imprégna complètement de l'esthétique française. Le courant s'installa à la faveur de l'arrivée de Jean-Baptiste Forceville, un facteur originaire de Saint-Omer et qui se fixa d'abord à Anvers où il livra plusieurs instruments. L'arrivée de Forceville à Bruxelles se produisit en 1706 ou peu avant, dans le cadre de sa nomination comme maître d'orgues de la Cour et aussi de la commande d'un orgue monumental pour la collégiale Saints-Michel et Gudule, l'actuelle cathédrale. Cet instrument à trois claviers reflétait manifestement l'influence française, avec toutefois une Pédale très fournie. Conçu en trois buffets, cet orgue ne donna pas satisfaction et le maître fut contraint de revoir son plan dans le sens d'une structure moins sophistiquée. A Bruxelles, Forceville construisit encore pour les Pères Jésuites (1736) et pour la chapelle Notre-Dame de Bon-Secours (1738), ainsi qu'à Saint-Josse et à Uccle; hormis le buffet de ce dernier, aujourd'hui à Orsmael, il ne reste rien de ces productions. Les buffets de Stabroek (1699), Wilrijk (1710-1711), Ekeren (1710-1713), du Béguinage à Lierre (1719) et de l'orgue de chœur à l'église Saint-Jacques à Anvers (1726-1729), ainsi que de l'abbaye norbertine de Ninove (1729) témoignent toujours du grand art de Forceville. Celui-ci décéda en 1739. Son fils Jean-Thomas lui succéda mais de caractère faible, il ne put déployer le même talent. Il subsiste de son oeuvre peu fécond l'orgue de Rossem (1744), initialement à Wolvertem, et le buffet de l'orgue de l'abbaye norbertine de Grimbergen (1745). Entre-temps, c'est Joseph Bader, probablement fils de Johann Gottfried cité plus haut, qui succéda à Forceville comme facteur d'orgues de la Cour; à part un orgue pour Sint-Amands (1720) et pour l'église du Finistère à Bruxelles (1724), on ne connaît guère Joseph Bader que par des activités d’entretien.

Dès avant le décès de Jean-Thomas Forceville qui se produisit en 1750, Egide Le Blas, un élève, s’était imposé dans sa ville natale de Bruxelles. Ses œuvres les plus marquantes furent certainement l’élargissement de l’orgue de Jean-Baptiste Forceville de Ninove et son nouvel orgue pour l’église Notre-Dame de la Chapelle (1759), un grand 16 pieds qui ne nous est plus connu que par une photographie. A signaler encore son orgue pour l’Hôpital Notre-Dame à Malines (1757). De son orgue pour l’église Saint-Nicolas à Bruxelles (1766), il ne reste que quelques éléments de boiserie sculptée.

Jean-Baptiste Bernabé Goynaut fut un autre élève de Jean-Baptiste Forceville. Fils de Claude Bernabé Goynaut, un facteur d’orgues d’origine parisienne mais qui s’installa à Huy, Namur puis à Givet, il naquit à Condé vers 1725. Sa première activité à titre personnel fut l’achèvement de l’orgue de l’abbaye de Grimbergen, lequel avait été laissé inachevé au décès de son maître en 1750. Deux ans plus tard, Jean-Baptiste Bernabé Goynaut épousa la veuve de Forceville, ce qui lui procura une assise solide sur le marché des orgues. De son œuvre, on ne possède plus guère que le buffet et quelques jeux à Lombeek Notre-Dame (1753), le buffet d’Hoegaerden (1754), de Corroy-le-Grand (1756), initialement au prieuré de Rouge-Cloître à Auderghem, à l’église Notre-Dame au Sablon à Bruxelles (1764), quoi qu’entièrement reconstruit, ainsi que le buffet de Wieze (1770), aujourd’hui à Ressegem. Son orgue de Mespelare (1776) serait l’une des œuvres les mieux conservées.
Goynaut décéda en 1780. Son fils, également prénommé Jean-Baptiste, avec pour troisième prénom Dominique, lui succéda mais il décéda déjà dix ans plus tard ; son jeune âge et l’instabilité politico-religieuse qui s’annonçait ne lui permirent pas de donner pleine mesure à son art.

Parmi les autres élèves de Forceville, il convient de mentionner Pierre I Van Peteghem qui allait développer une carrière particulièrement féconde à Gand. Actifs sur plusieurs générations, les Van Peteghem livrèrent quantités d’orgues dans les Flandres, le Hainaut et le Brabant, jusque loin dans le XIXe siècle.
Guillaune Boutmy, fils de Jose Boutmy qui fut organiste de la Chapelle Royale, cumula les fonctions de maître des postes Tours et Taxis et, au moins depuis 1760, de facteur d’orgues attaché à la Chapelle de la Cour. On ignore auprès de qui il apprit son art. Cette même année 1760, il proposa à Charles de Lorraine un devis pour son orgue destiné à sa nouvelle chapelle. Il ne reste guère de l’œuvre de ce facteur que le buffet et quelques jeux à l’orgue de Gozée (1763), initialement à Capelle-au-Bois.

Avant de clôturer le XVIIIe siècle, il convient de mentionner Jan Smets. Si l'on admet qu'il apprit son art auprès de Jean-Baptiste Goynaut, il fut le dernier continuateur des Forceville. Smets devint à son tour facteur d'orgues de la Cour. De son oeuvre subsistent partiellement les orgues de Rijmenam (1777) et Wemmel (1791). En 1792, Smets dressa un beau projet, resté sans suite, pour l'abbaye St-Jacques sur Coudenberg à Bruxelles. Parmi les aides de Smets, il faut citer J. De Savoye et Wolfgang Dussi, un élève de Jean-Thomas Forceville et qui passa un moment dans l'atelier de Goynaut.

Après la Révolution française, la facture connut comme partout une stagnation d'une vingtaine d'années, les seules activités consistant à remettre en état des instruments dévastés ou à en déménager et remonter d'autres. Jan Smets, rencontré plus haut, y trouva l'essentiel de sa subsistance. A part lui, on faisait régulièrement appel à Bruxelles au Nivellois Adrien Rochet, lequel décéda misérablement dans cette ville en 1823. A.M. Borgé qui oeuvra de 1809 à 1849 fut un épigone de Smets et n'eut pas l'occasion de construire à proprement parler. Peu après 1814, Jacques-Philippe Ermel, l'un des membres de la dynastie des facteurs d'orgues et pianos-forte montois de ce nom fut nommé facteur du prince héréditaire Guillaume d'Orange, le futur roi Guillaume II des Pays-Bas et qui résidait à Bruxelles. Ermel vint donc s'installer dans cette ville. En 1819, il y assura avec succès le remontage de l'orgue de l'église Sts-Jean et Etienne aux Minimes.
Il est admis que Johannes Stephanus Smets (1810-1888), peut-être apparenté à Jan Smets, eut pour élève Pieter-Hubertus Anneessens, le fondateur d'une dynastie de facteurs d'orgues flamands. L'accession de la Belgique à l'Indépendance en 1830 fut l'amorce d'un renouveau dans la facture d'orgues comme dans d'autres disciplines de l'Art et de l'Industrie. Parallèlement à cet événement, Pierre-Jean De Volder (1767-1841), un facteur d'orgues anversois qui fut aussi violoniste, compositeur et chef d'orchestre, construisit à partir de 1829 son grand orgue pour la collégiale Saints-Michel et Gudule à Bruxelles, en deux buffets identiques et séparés. Installé au 1 rue Isabelle en cette ville depuis 1833 au moins, De Volder doit être considéré comme le premier facteur d'orgues pré-romantiques à Bruxelles. En 1820, encore sous le régime hollandais, il avait obtenu une médaille d'or à la première exposition de l'industrie à Gand pour un orgue muni d'un système à crescendo et decrescendo de son invention. De cette époque datent ses orgues des églises Saint-Michel et Saint-Sauveur à Gand. Son fils Henri (1794-1865) lui succéda. La Maison De Volder construisit une centaine d'orgues entre 1817 et 1865. En 1850, l'atelier avait déménagé au 5 rue Terarken. Charles et Léon, fils d'Henri, y poursuivirent l'entreprise jusqu'en 1894.

En 1840, un événement se produisit dans le domaine de la facture d'orgues en Belgique: ce fut la construction de l'orgue du Temple du Musée à Bruxelles. Livré par Bernhard Dreymann, un facteur de Mayence, cet instrument fut résolument conçu dans le style pré-romantique rhénan. L'abondance en jeux de fonds, la présence d'un Cornet sur tout le clavier et qui pouvait donc faire office de mixture, de même que l'existence d'un jeu à anches libres, voilà autant d'éléments qui se trouvaient aux antipodes du style jusque là en vigueur chez nous. L'instrument fut reçu avec tous les éloges par Fétis, maître de chapelle du Roi et directeur du Conservatoire Royal de Bruxelles. Le fait que Dreymann, de Mayence, ait occasionnellement pu livrer en Belgique est très vraisemblablement lié au fait que Fétis avait fait connaissance, au cours de son périple de 1838 en Allemagne, avec Christian Heinrich Rinck à Darmstadt. Ainsi, il est possible que Rinck recommanda Dreymann à Fétis pour l'une ou l'autre nouvelle construction à Bruxelles.

Dreymann eut encore l'occasion de se produire dans un ouvrage plus élaboré, à l'église Notre-Dame des Riches-Claires à Bruxelles (1846); néanmoins, son style pur et dur resta sans lendemain ici.

Peu après apparut sur la scène Hippolyte Loret (1810-1881). Il naquit à Termonde dans une famille qui donna depuis le XVIIIe siècle une quinzaine de facteurs d'orgues, organistes, carillonneurs ou mécaniciens-horlogers ; des fonctions qui furent parfois cumulées par une seule personne. Au moins depuis 1847, Loret fut établi à Bruxelles 29 rue du Frontispice, Faubourg de Laeken. En 1851, il avait déménagé 67 chaussée de Laeken.

Encore très classiques, les premières productions de Loret furent simplement remarquées par une tendance vers les tonalités graves. Peu à peu se créa son style propre. Dans cet ordre d'idées, il est important de signaler qu'en 1848 déjà, Loret avait conçu un style vraiment novateur, comme l'attestent ses plans pour l'église Notre-Dame du Finistère à Bruxelles et son chef-d'œuvre à l'abbaye norbertine d'Averbode. En réalité, Loret avait déjà complètement assimilé les caractéristiques de l'orgue romantique: abondance de jeux de fonds, de jeux gambés et de jeux harmoniques dans toutes les hauteurs et nuances, ainsi que des jeux d'anches, notamment à anches libres; la soufflerie à tables parallèles, les chapes vissées, les doubles soupapes, la boîte expressive, etc. Il suivait par là Cavaillé-Coll de dix ans à peine. Ceci pour dire que toutes ces innovations avaient donc été assimilées par Loret dès 1848, soit deux ans avant le manifeste de Fétis, dans lequel le célèbre musicologue dénonça avec virulence l'état déplorable dans lequel était tombée la facture d'orgues en Belgique. Fétis y visa tous les facteurs belges, sans distinction. Cette attaque était sévère quand on sait maintenant que Loret, avec ses projets novateurs et la qualité qu'il pouvait produire se distinguait des autres. Loret fut d’ailleurs le seul à oser répliquer et il le fit avec véhémence. Ceci étant dit, il faut admettre que Loret pratiqua deux qualités de facture: l'une de luxe (Notre-Dame du Finistère à Bruxelles, Averbode et projet pour l'église Notre-Dame-au-Lac à Tirlemont), caractérisée par des plans novateurs et des matériaux de tout premier choix. L'autre facture fut de second rang, à meilleur marché et moins novatrice, étant réservée à des orgues pour de petites localités. Ce fut le cas de ses instruments de Jumet (1841), Braine-le-Comte (1842), Gooik, Limal et Wavre (1843), Courcelles (1845), etc. A Bruxelles même, Loret livra encore à l'église St-Joseph des Pères Rédemptoristes (1858).

Systématiquement rejeté par Fétis à qui il avait eu l'audace de résister, assailli aussi par des problèmes familiaux qui survinrent au décès de son épouse à partir du moment où ses enfants exigèrent leur part d'héritage, Loret en sortit ruiné et trouva une issue dans le marché français. L'événement se produisit en 1862. Le facteur belge connut quelque célébrité dans la capitale française mais il dut se heurter à la concurrence écrasante, on l'imagine, d'Aristide Cavaillé-Coll, puis aussi de Joseph Merklin. Loret décéda en 1881 à Paris, après avoir livré quelque 500 instruments.

Un frère d'Hippolyte Loret, François-Bernard (1808-1877), embrassa également la facture d'orgues. Il s'installa à Saint-Nicolas Waes, près de la frontière hollandaise, ce qui lui ouvrit le marché catholique hollandais. Il vint ensuite s'installer à Malines. Ce fut un travailleur infatigable: sa production fut énorme, il publia et déposa des brevets d’invention. A Bruxelles, il livra un orgue chez les Pères Conventuels en 1874; ce fut l'une de ses dernières oeuvres. En 1873-1875, un certain E. Loret, facteur d'orgues, était installé au 81 rue Ransfort à Molenbeek Saint-Jean, dans les faubourgs de l'Ouest de la ville.

Entre-temps apparut à Bruxelles en 1843 cette autre grande personnalité que fut Joseph Merklin. Né en 1819 à Oberhausen dans le Pays de Bade en Allemagne, il fit son premier apprentissage chez son père Franz-Joseph ; celui joua un rôle non négligeable dans l'amorce de l'évolution vers l’esthétique romantique en Allemagne. Joseph Merklin poursuivit son écolage à Ludwigsburg, chez Eberhardt Friedrich Walcker; celui-ci venait de livrer son orgue monumental de l'église Saint-Paul à Francfort (1833), avec profusion de jeux de fonds et de jeux octaviants, accouplements, boîte expressive, séparation de l'alimentation, crescendo et diminuendo sur quatre jeux à anches libres, double pédalier, etc. Il est évident que cet instrument exerça une impression marquante sur le jeune Merklin. Celui-ci devint bientôt contre-maître chez Wilhelm Korfmacher à Linnich, près d’Aix-la-Chapelle.

En 1843, Merklin s'établit à son compte à Bruxelles. Malgré des premières années de difficultés, il s'efforça de livrer des oeuvres de qualité: son orgue de Borgerhout (1848) et la reconstruction de celui de l'église Sainte-Elisabeth à Mons (1849). Au lendemain du manifeste de Fétis en 1850, Merklin se proposa comme le grand réformateur de la facture d'orgues en Belgique; il y réussit à merveille, non sans des protections énormes, il est vrai. La déclaration de Fétis divisa le monde de l'orgue belge en deux clans: d'une part Fétis avec Merklin et l'organiste Jacques-Nicolas Lemmens; d'autre part, les deux frères Loret et l'abbé Janssens. Pratiquement, Fétis souhaitait réaliser un projet ambitieux: doter le pays d'une école d'orgue avec Lemmens comme chef de file, et d'une école de facture d'orgues sous l'égide de Merklin. Si ce projet ne put complètement aboutir, il reste qu'à partir de ce moment, l'entreprise de Merklin ne fit que prospérer. En 1854, Merklin déménagea ses ateliers au 49-53 de la chaussée de Wavre à Bruxelles. C'est là qu'il construisit l'orgue monumental de la cathédrale de Murcie en Espagne, un 62 jeux répartis sur quatre claviers et Pédale. Dans cet instrument, le facteur parvint à allier ses conceptions propres aux goûts locaux, comme il le fera d'ailleurs toujours. Les événements allaient se succéder. Les actionnaires de sa société obligèrent bientôt Merklin à développer ses activités et à ouvrir un atelier à Paris. En 1855, Merklin fit alors l'acquisition de la Maison Daublaine-Callinet et fit construire un atelier modèle au boulevard Montparnasse; ce sera la plus grande manufacture d'orgues d'Europe.

En 1866, Merklin acheva, à la demande du Gouvernement Belge et grâce à la force de conviction de Fétis, un orgue monumental dans la grande salle du Palais des Académies à Bruxelles. Cet instrument de 54 jeux répartis sur quatre claviers et Pédale, servit pour le Conservatoire et concrétisa les efforts de Fétis pour une facture de qualité. Cet orgue n'a pas survécu mais certains jeux furent intégrés dans l'orgue Schyven de l'église Saint-Jacques sur Coudenberg.

En 1870, Merklin quitta Bruxelles pour s'établir à Paris, laissant son atelier à son contre-maître Pierre Schyven qui avait joué un rôle primordial dans le succès de l'atelier bruxellois.
En quittant Merklin, il convient de mentionner Mathias Schmit d’origine luxembourgeoise; il vint s'établir 29 rue de Berlin. Si Schmit fut loin de connaître la gloire de Merklin, il reste qu'il livra plusieurs ouvrages de qualité. A Bruxelles même, il compléta l'orgue de la collégiale Saints-Michel et Gudule autour des années 1860.

Pierre Schyven naquit à Ixelles fin 1827. Il fut apprenti chez Merklin dès le moment où celui-ci ouvrit son atelier à Bruxelles, en 1843; Schyven n'avait alors que 16 ans mais ses grandes qualités firent qu'il devint très vite contre-maître. En 1867, Merklin déposa un brevet pour un sommier unique à doubles gravures, permettant d'obtenir par transmission, les possibilités d'un orgue à deux claviers. Il s'agissait en réalité d'une invention de Schyven, lequel reçut bientôt une gratification de 100 F par orgue construit selon ce procédé. Nous avons dit qu'à partir de 1870, Schyven reprit à son compte l'atelier bruxellois de Merklin. quand celui-ci émigra à Paris. Schyven s'associa bientôt à Armand Verryt, un des administrateurs de la Société Merklin; l'acte de constitution de la société en nom collectif "Pierre Schyven & Cie", 25 rue Francart à Ixelles, fut déposé le 10 avril 1875. En 1884, Schyven publia une notice sur le nouveau système d'orgue à dédoublement, un système qu'il appliqua à son orgue de l'église Saint-Jacques sur Coudenberg à Bruxelles, lequel nous est conservé intact. Parmi les oeuvres les plus marquantes de Schyven, il convient de citer son orgue à trois claviers pour l'église royale de Laeken (1874) et son chef-d'œuvre à la cathédrale d'Anvers (1891), un instrument de 90 jeux répartis sur quatre claviers et Pédale. Cet orgue fut encore construit avec une transmission mécanique et compte cinq machines pneumatiques. Toutefois, à partir de 1890, Schyven commença à adopter le système pneumatique tubulaire; il en fit une des premières applications à son orgue pour l'église Saint-Nicolas à Bruxelles. A partir de cette date. il faut admettre que Schyven versa dans une facture de deuxième rang. Il décéda en 1916. Son fils François (1856-1927) poursuivit l'atelier pendant quelques années, sans plus jamais construire, il est vrai.

Adrien Van Bever (1837-1895) fut d'abord apprenti puis contre-maître pendant 25 ans chez Hippolyte Loret à Termonde, puis Laeken et Paris. Son frère Salomon, plus jeune de 14 ans (1851-1916) fut également engagé chez Loret. A la mort de celui-ci, en 1879. Salomon fit un stage d'un an chez Cavaillé-Coll. Les frères Van Bever rachetèrent le matériel de Loret et continuèrent un court moment ses affaires à Paris. Toutefois, en 1880, ils regagnèrent leur commune natale de Laeken où ils ouvrirent leur propre atelier, à la rue Clémentine. Ayant toujours gardé d'excellents contacts avec la France, les Van Bever ouvrirent une succursale à Amiens et c'est Salomon qui la dirigea. Suite à la Loi Combes (1904) qui réduisait les ressources des couvents et paroisses de France. Salomon Van Bever comprit que les débouchés étaient largement compromis dans ce pays; aussi ferma-t-il immédiatement la succursale d'Amiens pour se consacrer exclusivement à son atelier de Laeken. Les oeuvres les plus marquantes et les mieux conservées des Van Bever sont leurs orgues d'Everberg (1880), du collège Saint-Jean Berchmans à Bruxelles (1895), de l'église Saint-Pierre à Jette (1898), de l'église Saint-Sauveur à Lille (1903), des Carmes à Bruges (1904) et des Dominicains à Bruxelles (1910), sans oublier la transformation, l'année suivante, de l'orgue Schyven de l'église Notre-Dame à Laeken.

A signaler aussi que les Van Bever restèrent très constants dans un style, - celui de Cavaillé-Coll -, et une technique, - la traction mécanique -, qu'ils maîtrisèrent parfaitement. C'est ainsi que dans une brochure publicitaire, ils déclarèrent vouloir privilégier la fiabilité de leurs instruments et la qualité de l'harmonisation, plutôt que de passer leur temps dans des innovations techniques hasardeuses. Cette déclaration correspond parfaitement à la réalité. Précisons que les Van Bever appliquèrent toutefois le système pneumatique, mais uniquement pour le tirage des registres dans des instruments vastes, et pour l'alimentation de certains tuyaux postés.

Fin 1916, au décès de Salomon Van Bever, l'entreprise fut poursuivie par un neveu, François Draps (1863-1946), puis par Salomon Eyckmans (1889-1978); ce fut un artisan honnête et compétent, qui n'eut pas véritablement l'occasion de construire, mais qui donna une nouvelle vie à bien des instruments grâce à ses soins attentifs. Installé à Erps-Kwerps, Jean-Pierre Draps (°1943) est le petit-fils de Salomon Eyckmans et constitue donc le continuateur des Van Bever. Il détient les archives de ses illustres ancêtres; ces documents ont fait l'objet d'un inventaire descriptif, de sorte que nous sommes bien renseignés sur les activités de ces facteurs.

Les Kerkhoff furent d'autres représentants bruxellois du style romantique. Rogier Joseph Kerkhoff, l'ancêtre de cette famille qui compte trois générations de facteurs d'orgues, naquit en 1816 à Maas Heer, près de Maastricht. Entré comme simple menuisier au service d'Hippolyte Loret à Laeken, il y apprit la facture et devint rapidement contremaître. En 1864, à 48 ans, il ouvrit son propre atelier à Bruxelles. Son oeuvre est très peu connu. Il mourut à Schaerbeek en 1873.

Le dernier de ses fils, Jean-Emile, dit Emile (I), naquit en 1859 et devint aussi facteur d'orgues, après un écolage chez Dryvers et Schyven. C'est dans l'édition de 1885 de l"'Almanach du Commerce et de l'Industrie" de Bruxelles qu'il apparaît pour la première fois; il était alors établi 155 avenue de la Reine. On sait toutefois que précédemment, il avait eu un atelier au 7 rue de la Pépinière. En 1895, il s'installa à la Place Masui dans l'immeuble qui existe toujours et porte le numéro 17. Emile I Kerkhoff dépensa une énergie considérable dans la recherche et fit breveter ses meilleures découvertes. La plus importante fut son système de transmission pneumatique tubulaire, mais toujours avec console mécanique; il le fit breveter en 1887 et l'appliqua d'une façon très générale à ses nouveaux ouvrages, estimant, - et cela a pu être vérifié -, que ce système était parfaitement fiable. Parmi ses chefs d’œuvre, il faut signaler les orgues à trois claviers de l'église Saint-Martin à Liège (1904), de l'église Sainte-Marie à Schaerbeek (1907); enfin la reconstruction de l'orgue de l'abbaye de Grimbergen en 1910. A Bruxelles même, il faut signaler deux instruments de qualité et d'importance moyenne: il s'agit de celui de l'église du Sacré-Cœur (1909), en deux buffets, et celui de l'église Notre-Dame Immaculée (1917). Tous ces instruments furent construits selon son brevet. Emile I Kerkhoff décéda à Schaerbeek en 1921 et son fils Emile II reprit la direction de l'atelier. Jusque là, toutes les productions de cette Maison furent de qualité. Il faut admettre qu'à partir de cette date, l'entreprise ne fit que péricliter, pour fermer définitivement en 1956, alors que depuis longtemps, on ne s'y occupait plus que de l'entretien courant d'orgues et du commerce d'harmoniums. Les archives de cette manufacture sont conservées intégralement pour la période de 1921 à la fermeture, malheureusement les années les moins intéressantes; ces archives ont fait l'objet d'un inventaire descriptif.

Les frères Slootmaekers furent formés dans l'atelier d'Emile I Kerkhoff qu'ils quittèrent au début des années 1900 pour s'établir non loin de là, au 155 rue Masui. Ensuite, ils se fixèrent 218-219 avenue des Volontaires à Woluwe Saint-Pierre, dans la banlieue immédiate de Bruxelles, où ils sont mentionnés jusqu'en 1945. Leurs oeuvres les plus importantes furent l'orgue d'Ittre (1922) et celui de Court-Saint-Etienne (1924).

Parmi les élèves de Kerkhoff, il convient encore de mentionner H. Stinckens et Arthur Heeren qui se spécialisèrent dans la fabrication de tuyaux; dans les années 1920, ils étaient installés à Strombeek-Bever, place Saint-Amand. Peu enclin à assumer des travaux d'une quelconque envergure, Emile II Kerkhoff sous-traita régulièrement avec eux pour des restaurations d'orgues.

Georges Cloetens (1870-1949) mériterait un chapitre à part. Il apprit la facture d'orgues auprès de Pierre Schyven et s'installa en 1897 au 14 de la rue du Belvédère à Ixelles. A partir de 1901, date de ses premières activités connues, il vint résider 37 rue de Lausanne à Saint-Gilles, toujours dans la banlieue immédiate de Bruxelles. Ardent partisan de la traction mécanique, Cloetens s'appliqua à la simplifier par une traction en éventail permettant de supprimer l'abrégé. Apparemment, très peu de choses ont subsisté de ses oeuvres, pourtant bien appréciées de son vivant. Cloetens est dès lors surtout connu pour l'abondance des brevets qu'il déposa dans des domaines divers. En facture d'orgues, il s'intéressa notamment à la simplification de la mécanique et aux tuyaux pourvus de plusieurs anches. Chercheur infatigable, Cloetens fut aussi un pianiste et un organiste de grand talent; à ce titre, il participa régulièrement au concert d'inauguration des instruments sortis de son atelier.

Cloetens eut pour élève Théophile Boeckx. Celui-ci naquit à Langdorp en 1877 et apprit d'abord son métier auprès de Jean-Baptiste D'Hondt qui avait son atelier dans le village voisin de Wolfsdonk. Boeckx s'installa bientôt comme facteur indépendant, d'abord à Ruisbroek, puis, à partir de 1926, aux 427-429 chaussée de Wavre à Etterbeek, dans la banlieue immédiate de Bruxelles. Après la Seconde Guerre mondiale, il déménagea son atelier au 37 rue du Mont Blanc à Saint-Gilles, où il mourut en 1950. Il fut secondé à l'atelier par ses fils Jan et Simon; ce dernier poursuivit un court moment l'entreprise et décéda déjà en 1951.

Pour la première moitié du XXe siècle, il convient encore de citer Jean l De Lil et ses fils. D'abord contre-maître chez Anneessens à Grammont, Jean De Lil fonda en 1885 un atelier de facture d'orgues dans cette localité. Suite à des démêlés avec son associé Bax, il s'installa en 1902 à Bruxelles au 101 rue Théodore Verhaegen; ses fils Félix et Gaston l'y rejoignirent bientôt. L'affaire fut reprise en 1923 par Albert (1896-1967), puis, de père en fils, par Paul (°1931) et Jean II (°1959). Jean 1 De Lil assura à une date indéterminée la reconstruction de l'orgue des Pères Conventuels à la rue d'Artois à Bruxelles; ce fut sa seule grande oeuvre connue. En réalité, au moins depuis 1958, la Maison De Lil délaissa la facture d'orgues pour se consacrer au commerce des harmoniums, de pianos d'occasion et des orgues électroniques.

Créée en 1968, la Manufacture d’Orgues Bruxelloise, dirigée par Patrick Collon (°1942) est la seule maison actuellement établie à Bruxelles (Laeken). Les œuvres marquantes de Patrick Collon sont la restauration en 1971 de l’orgue Bernhard Dreymann (1840-1841) du Temple du Musée à Bruxelles ; l’orgue de l’église Saint-Nicolas à La Hulpe (1974) ; de l’église Saint-Marc à Uccle (1975); de l’église Sainte-Claire à Jette (1976) ; le grand orgue de chœur de la cathédrale Saints-Michel et Gudule à Bruxelles (1977) ; l’orgue de l’église Notre-Dame de Blankedelle à Auderghem (1981) et celui de style espagnol de l’église Saint-Lambert à Woluwe Saint-Lambert, en 1985. On lui connaît encore des activités en Allemagne, en France, aux Pays-Bas, au Zaïre et aux Etats-Unis, ainsi que des restaurations historiques dans l’ex-Yougoslavie.

Elève de Patrick Collon, Etienne Debaisieux (°1962), ensuite établi en Brabant Wallon, a construit pour des particuliers, notamment au Japon, quelques instruments relevant de la même esthétique.

Ainsi, après quelques décennies d’absence de facture d’orgues à Bruxelles, la tradition a été renouée avec bonheur.